Jacob Lachat, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et l’écriture historique, Librairie philosophique Vrin et Éditions de l’EHESS, 2023, 335 p.
Le Passé sous les yeux est un livre utile, que l’on consultera avec grand profit. L’introduction présente de façon stimulante le projet d’étudier l’écriture de l’histoire de Chateaubriand « à travers ses écrits procédant de genres et de registres divers » (p. 21). La conclusion commence par un résumé très éclairant des six chapitres (p. 302-304). Les outils qui accompagnent le texte (divisions fines des chapitres, index, liste des œuvres étudiée, abondante bibliographie) permettent de naviguer sans jamais se perdre.
La métaphore développée par Chateaubriand dans la « Préface testamentaire » de ses Mémoires est connue : « Je me suis rencontré entre les deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles » (cité p. 280). En lisant le livre de Jacob Lachat, on progresse entre les deux rives de la carrière littéraire de Chateaubriand, depuis la publication de l’Essai sur les révolutions en 1797 jusqu’à celle de la « Préface testamentaire » en 1834. On le voit : il s’agit, plutôt que de parcourir toute la vie de Chateaubriand ou d’étendre l’étude jusqu’à la publication posthume des Mémoires d’outre-tombe, d’embrasser dans une même étude la plupart des ouvrages qu’il a publiés de son vivant et qui ont suscité les réactions de ses contemporains. Jacob Lachat se place résolument entre les deux rives, refusant de lire l’œuvre de Chateaubriand à partir le point de vue rétrospectif construit dans les Mémoires.
Le parcours proposé est chronologique. Le chapitre 1 traite principalement de l’Essai sur les Révolutions (1797) et du Génie du christianisme (1802), le chapitre 2 des Martyrs (1809) et de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Le chapitre 4 porte sur les écrits politiques publiés entre 1807 et 1819, le chapitre 5 étudie les écrits historiques publiés dans les Œuvres complètes entre 1826 et 1831 et le chapitre 6 s’intéresse enfin à la « Préface testamentaire ». On aura remarqué qu’il manque le chapitre 3 dans cette liste. Intitulé « Peindre les mœurs », celui-ci rassemble en effet des textes déjà commentés dans les chapitres précédents (l’Essai, l’Itinéraire), un texte de 1801 (Atala) et des textes publiés en 1826 et 1827 dans les Œuvres complètes (le Voyage en Amérique et Les Natchez). Ce brouillage chronologique attire en vérité l’attention sur l’un des apports majeurs du livre de Jacob Lachat : au lieu de traiter séparément les publications de Chateaubriand comme autant d’ouvrages définitifs, il montre que ce sont des textes qui restent, qui font retour et s’accumulent. On savait déjà, avec les Mémoires d’outre-tombe et les Œuvres complètes, que la carrière littéraire de Chateaubriand était pleine de textes déjà écrits et en cours d’écriture, dont la publication était comme retardée. On comprend aussi, en lisant Le Passé sous les yeux, qu’elle était riche des textes déjà publiés et toujours présents. L’exemple de l’Essai sur les Révolutions est frappant : l’ouvrage étudié dans le premier chapitre revient aux chapitres 3 et 5. Loin d’être une simple trace d’un passé révolu et tenu à distance par Chateaubriand, il refait sens en lien avec les textes qui s’y sont ajoutés.
La cohérence de l’ensemble de l’œuvre est sujette à caution : effet d’une construction rétrospective mise en œuvre avec les Œuvres complètes puis avec les Mémoires, elle ne doit pas cacher les « tâtonnements et moments de ruptures » (p. 308). Les « publications successives d’écrits hétérogènes » (p. 301) témoignent en effet de tensions historiographiques que Jacob Lachat présente à partir de couples de notions. Dans l’introduction, il distingue « deux modalités primordiales de l’étude et de la représentation des phénomènes historiques » (p. 26), l’evidentia qui consiste à donner à voir par une reconstitution vraisemblable et l’evidence, c’est-à-dire la preuve matérielle par la citation de documents. Le premier chapitre oppose deux manières de faire tableau : l’une synoptique et l’autre pittoresque, toutes deux expérimentées dès l’Essai. Le chapitre 2 reprend l’opposition entre evidence et evidentia à partir des termes « érudition » et « imagination » et de la distinction aristotélicienne entre histoire et poésie, qui est aussi une opposition entre le particulier et le général que les contemporains de Chateaubriand remettent en cause. Chateaubriand expérimente, défend parfois une option sans toujours renoncer à l’autre, trouve les moyens de concilier des modalités d’écriture en apparence éloignées l’une de l’autre. S’il a une « affinité pour les formes classiques d’écriture de l’histoire » et qu’il « se considère comme étranger à l’instauration de nouvelles normes historiographiques » (p. 271), il pratique un « mélange des genres » qui est « un jeu d’échelles où s’articulent les perspectives historiques les plus larges et les sentiments individuels les plus intimes » (p. 297).
La conception de l’histoire de Chateaubriand est elle-même complexe, parce qu’elle hésite entre la permanence et des processus évolutifs. Jacob Lachat rappelle la rupture épistémologique que Chateaubriand met lui-même en évidence lorsqu’il réédite l’Essai sur les Révolutions en 1826 : il réfute alors l’idée d’un temps circulaire qu’il a défendu dans la première édition. Il défend au même moment l’idée d’un progrès de la liberté et des Lumières. Mais cette pensée reste en concurrence avec une pensée de la décadence très marquée et même avec « un imaginaire de l’authenticité et de la permanence des mœurs » dont témoigne l’auteur du Voyage en Amérique quand il se présente comme le « dernier historien » de peuples en train de disparaître (p. 147-148). Des pages originales du chapitre 3 sont consacrées aux rapports de Chateaubriand à la colonisation. Les différents peuples évoqués sont l’objet d’une forme d’amalgame, « dans une même logique exotique » (p. 145). La description très péjorative des métis, dont Jacob Lachat souligne le caractère problématique, révèle que, pour Chateaubriand, « les sociétés sauvages sont naturellement décadentes, et que la colonisation n’a fait qu’accélérer leur dégradation » (p. 163). Pour autant, Chateaubriand ne regrette pas un état de nature originel, mais l’« utopie perdue » de la civilisation apportée par les missionnaires chrétiens dans les colonies qui ont été françaises, c’est-à-dire « l’utopie coloniale de mondes culturels considérés en tant que sociétés chrétiennes en devenir » (p. 169).
Les tensions historiographiques et conceptuelles trouvent leur résolution partielle dans l’adoption d’une forme d’écriture personnelle. La pratique de « l’histoire en personne » (titre du chapitre 6) fait cependant de Chateaubriand « un historien à contretemps » (titre de la conclusion). C’est là aussi un grand intérêt du livre de Jacob Lachat, qui situe constamment Chateaubriand parmi les historiens de son temps. La réception de ses écrits historiques fait l’objet d’une attention particulière. Ses échanges avec ses contemporains sont étudiés, en particulier autour de 1830, quand l’histoire connaît un temps fort éditorial, médiatique et institutionnel. La Passé sous les yeux fait aussi la part des auteurs que Chateaubriand a lus et dont il a pu s’inspirer : non seulement Bossuet (Discours sur l’histoire universelle) et Voltaire (Essai sur les mœurs), mais aussi l’abbé Barthélemy (Voyage du jeune Anacharsis en Grèce) et La Harpe (Lycée). Cette épaisseur littéraire supplémentaire donne envie d’aller plus loin : si le Voyage en Amérique de Volney est mentionné, on aurait aimé lire aussi quelques mots sur les Ruines, publiées en 1791 : comme le fait Chateaubriand dans des passages de son œuvre étudiés par Jacob Lachat, Volney y construit une position de surplomb et y développe un tableau synoptique à partir d’une écriture pittoresque, esthétique et personnelle.
Chateaubriand a eu « le passé sous les yeux » et il l’a mis sous les yeux des personnes qui le lisent. Mais le livre de Jacob Lachat dit plus que cela : naviguant entre deux rives ou entre deux temps, Chateaubriand n’a eu de cesse de déplacer son regard, inventant plusieurs manières de voir le passé et de se tourner vers l’avenir, sans perdre de vue son environnement proche. Son œuvre témoigne d’une « expérience plurielle de l’histoire » (p. 299). Elle montre aussi, quand elle est étudiée comme dans ce livre, que l’histoire et l’histoire littéraire sont faites de plusieurs temporalités qui s’ajoutent les unes aux autres.